Sentiers battus ...

Publié le par Lectaritude et zôtres critures

Trouvé ce matin dans l'édito de « Acteurs de l'économie » en dépilant mon courrier professionnel...
 
« Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien ».
 
Oui, la lecture de l'ultime chef-d'œuvre du philosophe André Gorz, Lettre à D. (pour Dorine, son épouse tant aimée avec laquelle il choisit en septembre 2007 de mettre fin à leurs jours) est aussi essentielle, lorsqu'on est cadre ou dirigeant, que celle des tableaux de bord du compte d'exploitation.
 
Découvrir au Musée du quai Branly les « peintures sur écorce » des Aborigènes apprend aussi utilement sur l'Australie contemporaine que les recommandations des consultants « spécialisés » en management anglo-saxon. S'asseoir face à une toile de Baselitz ou de Zurbaran, prendre en main un oiseau de Goudji, écouter l'andante du 4e concerto pour piano de Beethoven, arpenter les ruelles de Sienne ou regarder « La vie des autres » peuvent nourrir davantage l'exercice de son métier de directeur commercial que la maîtrise du cours du yuan (lire dossier p.48 ). Ouverture d'esprit et compréhension des cultures, goût de l'effort et de la discipline, capacités de synthétiser, d'ordonner, et de s'adapter, curiosité intellectuelle et autonomie stimulées, levier de socialisation et de différenciation qui accélère l'évolution de carrière et l'accès aux responsabilités…les vertus, pléthoriques, enrichissent deux types d'intelligence : celle des situations et celle des personnes.
 
Pourtant, nombre d'indices signalent le dépérissement de cette culture générale, dont la reconnaissance même de l'utilité est en danger. Ses prédateurs constituent une armée aussi disséminée que redoutable. Les plus gradés ont pour noms Internet - qui donne l'illusion de connaître et morcelle les savoirs -, le culte de l'utilitarisme, de l'efficacité, de la marchandisation et de la traçabilité - qui néglige ou méprise tout ce qui ne « rapporte » pas concrètement, visiblement et immédiatement à l'entreprise -, le phénomène dictatorial du formatage, du clonage, et de la docilité des profils recrutés - dont écoles de commerce et d'ingénieurs constituent un complice -. Alors que des professeurs abdiquent face au dédain des étudiants pour la lecture, alors que la déliquescence du bagage orthographique, grammatical, syntaxique menace la communication même au sein de l'entreprise, alors que les ressorts de la créativité sont devenus prioritaires pour « exister » dans la mondialisation, il y a urgence à riposter. Y compris pour conjurer l'effet discriminant de cette connaissance des humanités qui s'apprend avant tout « en famille » et dont sont exclus les moins favorisés.
 
Dire qu’on adhère à ce très beau texte est un euphémisme. Il suffit de parcourir quelques forums fréquentés par les adolescents, de côtoyer un peu le monde de l’entreprise, pour se convaincre qu’il est d’une justesse infinie. Il est remarquable qu’un mensuel d’économie, sérieux et concentré sur son sujet, puisse ainsi sortir de ses sentiers battus et nous proposer une réflexion, en marge des thèmes habituellement abordés dans ses colonnes.
 
 

Publié dans Lecta vrac

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