Le dérèglement du monde.

Publié le par Lectaritude et zôtres critures

Le dérèglement du monde




« Le dérèglement du monde »
Amin Maalouf
France/Liban
Essai
Grasset
Mars 2009
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Amin Maalouf si souvent loué dans ces colonnes pour ses romans (« béatrice », « Samarcande », « Les échelles du levant », « Léon », « Tanios »), y revient avec un essai et un ensemble de réflexions sur la marche du monde. L’ouvrage est un véritable livre d’histoire, ou plus exactement une interprétation de l’histoire contemporaine, doublée d’une analyse précise et infiniment subtile des événements passés qui justifient la situation actuelle. Il est aussi très didactique, mettant en exergue les références historiques, les causes et l’enchainement des évènements qui font que le monde et les oppositions d’aujourd’hui sont ce qu’elles sont.

 

Amin Maalouf est à la croisée des chemins puisqu’originaire du monde arabe et par ailleurs très ancré en occident, où il vit. Il peut « écouter chaque tribu dans sa langue » ce qui fait de lui un observateur privilégié et largement crédible sur le thème abordé, et en particulier sur l’opposition ancestrale de ces deux pôles d’influence que sont l’orient et l’occident.

 

Il débute par l’énoncé des deux impasses actuelles : Celle séculaire d’un Islam qui se heurte à une morale indigente dont il ne sait sortir, et celle d’un occident qui fait de sa conscience morale un instrument de domination. Le ton est donné, l’essai n’est que la démonstration de cet énoncé.

 

Maalouf situe le début de ce qu’il nomme le dérèglement du monde, à la fin de la guerre froide, lors de la chute du mur de Berlin. L’occident sortait vainqueur de son opposition historique avec le bloc communiste qui s’écroulait. Le système économique et social Européen et nord-Américain était érigé au rang d’unique référence pour réguler le monde et la vie des peuples.

 

Mais voilà … la mayonnaise ne prend pas.

 

D’un clivage idéologique, on passe aux clivages identitaires, assortis du développement des communautarismes, parfois favorisé par les occidentaux eux-mêmes, par maladresses ou par méconnaissance. (Confer l’Irak). L’occident n’a jamais su se départir de son vieux réflexe colonialiste, qui consiste à dominer plutôt qu’à diffuser son savoir-faire, favorisant l’émergence d’une hostilité à son modèle, hostilité souvent exacerbée par les élites déçues, notamment dans le monde Arabe.

 

Dans sa deuxième partie le livre aborde ce que Maalouf appelle « la légitimité combattante », qui consiste à reconnaitre à un individu ou un groupe une légitimité, acquise par le combat (pas uniquement militaire d’ailleurs). Il illustre par deux exemples : La réussite d’Atatürk fondateur glorieux de la Turquie moderne, qui a tenu tête aux alliés après la guerre, et l’échec de Nasser.

 

Je ne reviendrai pas sur la réussite d’Atatürk. Pour être allé en Turquie récemment, on perçoit encore très bien aujourd’hui ce dont parle Maalouf. La Turquie moderne, en plein essor, celle qui fabrique les
Renault dans lesquelles nous roulons, n’a pas oublié son fondateur qui est littéralement, encore aujourd’hui, adoré des turcs, qui lui vouent un véritable culte.

 

Pour Nasser, Maalouf fait une large parenthèse de sa naissance politique jusqu’à sa mort. Nasser représente le dernier grand espoir des musulmans. Il a restauré la dignité du monde arabe,  avant de perdre la guerre des six jours, point de départ du « traumatisme arabe ».

 

Extraits :

 

« ../.. Ces appellations anodines cachent mal l’ampleur du traumatisme subi par les arabes pendant ces journées-là. Il n’est pas excessif de dire que cette guerre brève constitue pour eux, aujourd’hui encore, la tragédie de référence qui affecte leur perception du monde et pèse sur leurs comportements »

 

« La guerre de 1967 aurait dû laver l’affront de 1948, lorsque l’Etat juif naissant avait tenu tête à tous ses voisins coalisés ; Elle était supposée démontrer que les Arabes avaient repris confiance, qu’ils avaient renoués avec leur gloire d’autrefois, que leur renaissance nationale sous l’égide de Nasser leur avait enfin redonné leur place parmi les nations. Au lieu de quoi, cette débâcle fulgurante leur a ôté l’estime de soi et les a installés, pour longtemps, dans un rapport de profonde méfiance avec le monde, perçu comme un lieu hostie, régi par leurs ennemis, et où eux-mêmes n’auraient plus leur place. Ils ont le sentiment que tout ce qui constitue leur identité est détesté et méprisé par le reste du monde ; et, ce qui est encore plus grave, quelque chose en eux leur dit que cette détestation et ce mépris ne sont pas complètement injustifiés. Cette double haine – du monde et de soi-même – explique dans une large part les comportements destructeurs et suicidaires qui caractérisent notre début de siècle »

 

Et enfin …

 

« En s’écroulant à nouveau, de manière si spectaculaire, si dégradante, les arabes, et avec eux l’ensemble du monde musulman, ont eu le sentiment d’avoir tout perdu, irrémédiablement. Une révision déchirante s’opère depuis, mais dans l’amertume et dans la peur. Et avec un débordement de foi qui masque mal une infinie désespérance. »

 

L’échec de Nasser induit, selon Maalouf, la perte de légitimité du monde Arabe. L’illusion Nassérienne a favorisé la montée des islamismes et des doctrines religieuses, en réaction à cette perte, la seule façon pour eux d’aplanir les frontières et de combattre la suprématie planétaire de l’occident. La mondialisation a accéléré le processus.

 

La transition est évidente, il embraye ensuite sur les valeurs et nous dit : rien ne sert de rechercher les valeurs, repères, identités, légitimités, du passé. Ce n’est plus adapté ! Il faut inventer une nouvelle échelle, déviante des religions et nivelée par la culture.

 

« Aujourd’hui, le rôle de la culture est de fournir à nos contemporains les outils intellectuels et moraux qui leur permettront de survivre – rien de moins »

 

L’auteur prône la connaissance subtile de l’autre pour mieux le comprendre et préserver ainsi la paix civile sur la planète. La clef du rêve Maaloufien : « L’étude de la culture des peuples »

 

Cette très belle citation pour illustrer :

 

«  L’intimité d’un peuple, c’est sa littérature »

 

Où bien encore

 

« S’accommoder de l’ignorance, c’est renier la démocratie, c’est la réduire à un simulacre »

 

Dans cette partie, Maalouf n’est plus historien. Il se hasarde sur le chemin des solutions et des recommandations. Il fait vibrer sa corde humaniste, sa sensibilité d’écrivain. Comment peut-on ne pas être d’accord avec lui quand il incite à la découverte de l’autre, pour mieux le comprendre ? Mais à la réflexion, avec un peu de recul, dans le monde dans lequel on vit, quelle place pour l’écoute de l’autre, quelle place pour la compréhension de sa culture, quand le combat pour la survie est quotidien ? Ne sont-ce pas là, les dires d’un idéaliste, d’un utopiste, qui nourrit son lecteur de sa naïveté !

 

Bah petite critique bienveillante. J’ai tant d’admiration pour le romancier que j’aurai tendance à tout avaler, et puis ses rêves ne sont peut être pas si inaccessibles que cela, à moyen terme. L’Islam sortira un jour de l’obscurantisme et l’occident mettra un mouchoir sur son arrogance. Qui sait ?

 

Maalouf fait un constat qui m’a frappé. Ceux qui étaient Guévariste, Marxiste, Léniniste à la fin du XXème, … sont les mêmes qui se reconnaissent aujourd’hui dans un Islam radicalisé, défendant becs et ongles, peu ou prou, les mêmes idéaux, qui s’articulent encore autour de la lutte contre l’impérialisme occidental. Et cela avec d’autant plus de facilité qu’il n’y a plus besoin d’adhérer, d’ingurgiter des préceptes, concepts et idéologies venues d’ailleurs. Il suffit juste de s’accrocher à ce qui est su, connu depuis l’enfance avec la satisfaction supplémentaire d’être parfaitement compris par son voisin, plutôt que de passer pour un mécréant qui vend une mauvaise soupe.

 

Le tableau de la marche du monde ne serait pas complet sans un chapitre sur les religions dominantes. Maalouf compare le christianisme et l’islam et notamment le rôle de la hiérarchie cléricale, du curé au Saint-Père, relai humain qui régule, représente une autorité, au moins morale, et au final entérine l’évolution des mœurs. Même lente cette évolution est réelle et palpable à travers les siècles. Pour l’Islam rien de tel ! Les régressions succèdent aux progressions, dans une alternance parfois rapide. Nulle autorité ne régit le comportement des fidèles qui s’adressent et dépendent directement du créateur.

 

 

Ambages enfin, de l’auteur, avec une pointe de regret, sur les « immigrés » qui avant d’en être, sont aussi des « émigrés », sur la double appartenance de ces gens là, sur cette double culture et sur le trait d’union qu’ils pourraient représenter mais qu’ils ne sont pas, avec leur pays d’origine. D’ambassadeurs potentiels, ils sont devenus des rebuts, non intégrés par les occidentaux, qui n’y ont pas vu la richesse éventuelle, favorisant le cloisonnement communautariste planétaire. Etrange cloisonnement et décloisonnement simultané, favorisé par la fulgurante progression des technologies de communication, où quand un égyptien meure les armes à la main dans une ruelle de Tchétchénie, au nom de son appartenance communautaire !

 

Maalouf prophétise sur la fin en opposant deux visions de l’avenir :

 

« La première est celle d’une humanité partagée en tribus planétaires, qui se combattent, qui se haïssent, mais qui, sous l’effet de la globalisation, se nourrissent, chaque jour d’avantage, de la même bouillie culturelle indifférenciée.

 

La seconde est celle d’une humanité consciente de son destin commun, et réunie de ce fait autour des mêmes valeurs essentielles, mais continuant à développer, plus que jamais, les expressions culturelles les plus diverses, les plus foisonnantes, préservant toutes ses langues, ses traditions artistiques, ses techniques, sa sensibilité, sa mémoire, son savoir.»

 

Coté style et plaisir de lecture, il est intact par rapport à son œuvre romanesque. Quand le narrateur se met au service de l’essayiste on dévore son propos, captivant sur le fond, savoureux sur la forme.

 

Un livre intéressant, sans être éblouissant, ou l’on apprend beaucoup de ses détails de l’histoire qui font le monde d’aujourd’hui.

 

Publié dans Essais - recueils

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